LE DEVOIR MORAL

 

Sujets : Une éducation à la morale est-elle possible ? La conscience morale n'est-elle que le résultat de l'éducation ?

 

Éléments de problématisation :

 

Une des fonctions qui peut être assignée à l'éducation est de favoriser l'émergence de l'action morale. Le lien entre la vertu morale et la citoyenneté républicaine constitue une exigence posée par Rousseau dans du Contrat social. En effet, la République (Res publica, la chose publique) suppose que le citoyen se soucie en priorité des affaires publiques plutôt que de ses affaires privés. La République ne peut donc se maintenir sans des citoyens vertueux capables de faire passer l'intérêt général avant leur intérêts particuliers. Il faut que le citoyen soit un animal politique (zoon politkon) avant que d'être un homo oeconomicus.

Mais l'enjeu, pour la République, d'une morale ne se situe pas uniquement par rapport à l'économie et à l'espace privée, mais également par rapport aux institutions religieuses. Est-il possible en effet de faire tenir la société sur une communauté de valeur sans recourir à la morale d'une religion constituée (religare, relier)  ? L'enjeu des cours de morale laïque à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, dans un contexte de lutte entre l'Eglise et la République, porte alors sur la capacité de la République à socialiser les élèves qui sont scolarisés à un ensemble de valeurs communes.

Néanmoins, la morale peut-elle se réduire à un ensemble de valeurs civiques instituées et transmises par l'Etat ? Cette question se pose avec d'autant plus d'acuité après la Seconde Guerre mondiale et le Régime de Vichy, dans une situation historique où le devoir moral a pu consister au contraire à désobéir aux valeurs promues par l'Etat.

 

Textes :

 

Texte 1 :

Si l'on se contente d'inculquer aux enfants cet ensemble d'idées morales moyennes, sur lequel l'humanité vit depuis des siècles, on pourra bien, dans une certaine mesure, assurer la moralité privée des individus. Mais ce n'est là que la condition minimum de la moralité, et un peuple ne peut s'en contenter. Pour qu'une grande nation comme la nôtre soit vraiment en état de santé morale, ce n'est pas assez que la généralité de ses membres ait un suffisant éloignement pour les attentats les plus grossiers, pour les meurtres, les vols, les fraudes de toute sorte. Une société où les échanges se feraient pacifiquement, sans conflit d'aucune sorte, mais qui n'aurait rien de plus, ne jouirait encore que d'une assez médiocre moralité. Il faut, en plus, qu'elle ait devant elle un idéal auquel elle tende. Il faut qu'elle ait quelque chose à faire, un peu de bien à réaliser, une contribution originale à apporter au patrimoine moral de l'humanité. […] Une société comme la nôtre ne peut donc s'en tenir à la tranquille possession des résultats moraux qu'on peut regarder comme acquis. Il faut en conquérir d'autres : et il faut, par conséquent, que le maître prépare les enfants qui lui sont confiés à ces conquêtes nécessaires, qu'il se garde donc de leur transmettre l'évangile moral de leurs aînés comme une sorte de livre clos depuis longtemps, qu'il excite au contraire chez eux le désir d'y ajouter quelques lignes, et qu'il songe à les mettre en état de satisfaire cette légitime ambition.

Emile Durkheim, « La morale laïque », in L'éducation morale (1902-1903).

 

Remarques : Les cours d'Emile Durkheim sur l'éducation morale font clairement apparaître les enjeux socio-politiques qui se trouvent présents dans l'institution d'un enseignement de morale laïque. La morale laïque, telle qu'il la conçoit, ne doit pas se contenter d'assurer un rôle de régulation sociale. Le corps social (la métaphore de la santé renvoie ici à une vision organiciste et holiste de la société) a besoin de davantage pour se maintenir. La nation française est porteuse d'une mission morale universelle. Il est difficile de ne pas songer ici la mission civilisatrice que lui assigne Jules Ferry dans son Discours sur la colonisation de 1885 quand Emile Durkheim use du lexique militaire de la conquête pour parler des nouveaux territoires moraux qu'il faut découvrir.

 

Texte 2 :

Pas de cours de morale

A l'école, on enseigne la Morale comme on enseigne la grammaire : on fait des cours de morale, comme des cours d'histoire. C'est du temps tout à fait gaspillé et ce sont des efforts entièrement inutiles. La morale ne s'enseigne pas théoriquement ; elle se pratique. […] La morale, c'est la vie. C'est dans les mille petits faits qui forment comme le fond même de l'existence que se constitue, au jour le jour la moralité d'un enfant, et l'éducateur, en fait de morale, ne doit être que le flambeau projetant sur la route les clartés nécessaires. […]

Qu'on ne se méprenne pas : l'enseignement, par tranches coupées d'avance, chapitre par chapitre, de la morale à l'école, a beaucoup moins pour objet la morale elle-même que la volonté bien arrêtée de prédisposer le cœur et l'esprit de l'écolier ; à l'école chrétienne, aux fins que se propose l'Eglise ; à l'école laïque, aux fins que se propose l'Etat. Le reste, c'est pour la façade ».

Sébastien Faure, Propos d'éducateur, 1933.

 

Remarques : A plusieurs égards la position adoptée par Sebastien Faure s'éloigne de celle d'Emile Durkheim. Il est possible de retenir deux points d'opposition entre les deux auteurs.

Le premier consiste dans les sources de l'acte moral. Pour Durkheim, la morale est accessible à la raison :« Non seulement une éducation purement rationnelle apparaît comme logiquement possible, mais encore elle est commandée par tout notre développement historique » (L'éducation morale). A l'inverse Sébastien Faure refuse une approche intellectualiste de la morale : celle-ci trouve sa source dans la pratique, c'est à dire dans l'action. Contre le rationalisme moral, Sebastien Faure, connu pour ses positions athées, se trouve plus proche de Bergson (dans Les deux sources de la morale et de la religion) par le rôle qu'il fait jouer à l'exemplarité : « La plus grande force moralisatrice, c'est l'exemple. Le mal est contagieux ; le bien l'est aussi » (Faure, Propos d'un éducateur). Cette critique d'une approche théorique de la morale au profit d'une pratique morale se retrouve également chez Celestin Freinet : «  La morale est comme la grammaire. On peut en connaître parfaitement les règles mais être incapable de les appliquer dans la vie courante. […] La morale ne s'enseigne pas, elle se vit » (L'éducation morale et civique, 1960).

Le second point d'opposition entre Durkheim et Faure réside dans la critique qu'effectue ce dernier de l'instrumentalisation de la morale au service de la religion et du pouvoir d'Etat. L'éducation morale ne serait qu'un prétexte pour inculquer une idéologie religieuse. Les valeurs républicaines sont pensées par lui comme les principes d'une religion civique d'Etat.

 

Focus : Le retour de la morale laïque en 2015.

 

Vincent Peillon, « Discours lors de la remise du rapport de la mission de réflexion ». Disponible sur : http://www.gouvernement.fr/gouvernement/l-enseignement-de-la-morale-laique-a-la-rentree-2015

 

Entretien avec Ruwen Ogien, « La guerre aux pauvres commence à l'école : sur la morale laïque », Questions de classe(s), 15 mai 2013. Disponible sur : http://www.questionsdeclasses.org/?La-Guerre-aux-pauvres-commence-a-l

 

Dossier : « Quelle éducation laïque à la morale ? », in Les cahiers pédagogiques, n°513, mai 2014.

 

 

Un site sur les cours de morale non-confessionnelle en Belgique : http://www.entre-vues.net/Quisommesnous.aspx

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Animé par Irène Pereira

 

 

 

Professeur des Universités.

Philosophie et éthique

Sciences de l'éducation.